Une lionne met bas dans la plaine du Masaï Mara face à un groupe de photographes. La scène est exceptionnelle, les images attirent le spectateur qui s'étonne et réjouissent leurs auteurs. Mais habituellement, les lionnes se cachent-elles pas pour les naissances ? Ne protègent-elles pas leurs petits des dangers de la savane pendant plusieurs semaines ? Tout ceci est-il bien normal ? Que s'est-il passé pour contraindre cette lionne à faire ses lionceaux ici ? Voici la vraie histoire.
Naissance d'un lionceau au Masaï Mara face aux photographes, réjouissons-nous... ou pas ?
Il faisait encore presque nuit lorsque nous avons quitté le camp. Maintenant que nous arrivons dans la plaine, la lumière basse du soleil peine à traverser les quelques nuages installés à l'Est. Ailleurs le ciel se dégage laissant espérer une journée sans pluie. Devant nous, la faune s'éveille doucement. Les animaux, tout engourdis par une nuit humide et fraiche, attendent d'être réchauffés par les premiers rayons de novembre.
Les lionceaux naîtront aujourd'hui
Ici quelques vautours conversent sur une termitière. Là, des hyènes se chamaillent, font quelques enjambées puis se couchent auprès des copines. Plus loin, des lions se prélassent et divaguent sans idée précise. Bref, c'est assez calme, pas de quoi réveiller si tôt un photographe qui aurait bien dormi une ou deux heures de plus. C'est sans compter sur l'œil aiguisé comme un poinçon de notre guide William. Il connaît le Masaï Mara et sa faune sur le bout des doigts. À peine sur place, il analyse les lieux et signale cette lionne. Elle va certainement avoir ses petits ce matin même, son comportement ne laisse aucun doute.
Il s'agit de Charm, une jeune lionne accompagnée de ses grands enfants d'une portée précédente constituée de deux lionnes et un lion. Elle s'éloigne lentement suivie de la fratrie quand nous demandons à William s'il pense que nous pouvons la suivre et, peut-être, assister à la naissance. Il accepte en précisant qu'il est peu probable que nous assistions à la naissance mais, vu le manque d'activité, nous pouvons tenter notre chance.
La lionne trouve l'endroit idéal pour les naissances
Nous suivons le groupe à distance. Charm, avance en tête. Régulièrement, elle appelle ses enfants, les rejoint, ils se lèchent et elle repart devant. Lorsqu'elle atteint la partie boisée qui borde la Mara, William suit en nous tenant toujours à distance respectable. La scène continue, lionne devant, appels, séances de léchage affectueux, retour en tête. Enfin, Charm trouve ce que d'évidence elle cherche depuis un moment. La voilà qui s'installe dans un trou accessible au milieu des branches d'un arbre couché. Elle tourne dans ce recoin, inspecte, ressort, appelle le reste de la troupe trainant derrière. Chacun des compagnons de Charm inspecte à son tour l'endroit choisi. L'un d'eux reste près d'elle lui marquant son affection à coups de langue. Pendant ce temps, les autres repoussent un groupe d'impalas qui occupait la place.
William indique que maintenant, elle a trouvé son coin, nous pouvons approcher doucement et chercher une place pas trop près donnant un poste d'observation. Opération difficile car Charm a choisi un lieu particulièrement protégé, idéal pour être tranquille et faire ses petits à l'abri . Finalement, nous trouvons un point de vue plutôt correct. Bien sûr, pour de la grande photo, ce n'est pas génial mais nous assisterons à un moment unique. Peu importe si la qualité d'image est médiocre. D'ailleurs, William est formel, il n'est plus possible d'avancer plus sans risquer de déranger. Il nous assure que cette place est la meilleure pour voir et photographier sans perturber la lionne. Nous savons qu'il a raison, et dans la voiture, le patron, c'est lui. Dont acte, on ne bouge plus, on attend, on observe et de temps en temps on déclenche.
Un autre véhicule approche
Dans le Mara, la présence d'une voiture arrêtée est généralement le signe qu'il se passe quelque chose. La zone boisée manque de densité nous rendant visibles des quelques véhicules qui empruntent la piste. Dans la demi-heure qui suit, un 4x4 s'approche de nous. Ce sont des pros, ils comprennent immédiatement de quoi il s'agit et cherchent une place favorable. William avait raison, nous sommes très bien placés et l'autre guide comprend vite que ça va être très compliqué pour trouver un poste d'observation valable. Il sait aussi que s'il permet des images d'exception à ses clients, il augmente ses chances pour un gros "pourboire". Photographe moi-même, je comprends bien l'envie de prendre des images et la frustration d'un mauvais placement pour l'avoir souvent vécue. Mais William a vu juste, la seule bonne place, c'est la nôtre.
Envie de satisfaire le client d'un côté, besoin de photos d'exception de l'autre, frustration de voir notre véhicule au seul bon endroit, guide et client tentent d'approcher, tournent autour de la scène, cherche un angle de vue, le moteur gronde, les branches craquent sous les roues et tout ceci dure bien trop longtemps. William tique et marmonne en swahili. Ce 4x4 en fait trop et ça ne peut que mal finir ! Terminé, la lionne quitte le trou, les autres la suivent. Tous se dirigent vers la lisière à une bonne centaine de mètres de cet arbre couché.
Naissance d'un lionceau dans la plaine
Les ennuis se poursuivent avec un jeune lion étranger à la fratrie. Il se fera sévèrement envoyer sur les roses par Charm, qui retient sa mise-bas. Ensuite, les buffles arriveront pour s'installer justement là, à la lisière, repoussant Charm et son groupe plus loin, près du marais. Tout cela dure maintenant depuis plusieurs heures et Charm doit mettre bas. Elle s'éloigne du groupe, s'approche du marais, appelle, revient, se couche, se relève, se couche à nouveau.
Comme toujours à Mara, les groupes de lions attirent les véhicules. Nous sommes proches de Governors' camp un grand Lodge accueillant de nombreux touristes. Il est presque midi et c'est maintenant une demi-douzaine de 4x4 qui stationnent face aux lions. C'est à cet endroit, dans cette ambiance, que naîtra le premier des petits lionceaux de Charm, face à une dizaine de photographes heureux d'assister à une scène qui semble si exceptionnelle. J'avoue que moi-même, l'espace d'un instant, j'étais content de photographier ce moment.
Dès cette première mise-bas terminée, Charm file cacher son petit dans les roseaux du marais où elle donne naissance, dans plus d'intimité, à deux autres lionceaux. Nous les apercevrons de loin dans l'après-midi.
Dans la soirée, Charm tente un transfert de ses petits vers le bois. Sans doute veut-elle les conduire à son arbre couché si bien protégé ? Malheureusement c'est trop loin, les conditions ne s'y prêtent pas. À mi-chemin, elle renonce à abandonner deux petits pendant le transport du troisième. Elle finit par les laisser tous les trois dans le marais hostile.
Fin tragique
Le lendemain matin, après une nuit de pluie battante qui a arrosé la plaine et gorgé le marais, nous retrouvons Charm au milieu du groupe. Les réponses à nos questions sont aussi claires que douloureuses : les petits sont morts. L'humidité du marais, les prédateurs, les autres lions sont autant de raisons de ne pas leur laisser la moindre chance. Dès lors, mon malaise s'installe plus fort encore que la veille. Je ne peux m'empercher de penser que si ces lionceaux étaient nés dans ce trou, protégés de branchages, presque invisibles de tous, ils pouvaient survivre. Même dans cette savane que je sais impitoyable, au moins l'un d'eux avait sa chance.
La photo doit toujours rester secondaire
Certes, nous avons assisté à la naissance d'un lionceau devant nos objectifs de photographes heureux de vivre un moment hors du commun, qui aurait pu être extraordinaire, mais n'empêche, ces lionceaux morts me laissent un goût amer. Je ne peux m'empêcher de penser que si nous n'avions pas suivi ces lions, que sans la pression de ce second véhicule, les choses pouvaient, peut-être, se conclure autrement. Alors je le dis à tous les photographes, le scoop, la photo que les autres n'ont pas, l'image d'exception, etc. ne doivent jamais nous faire oublier que nos photos importent moins que la vie et le respect de nos sujets favoris. L'envie d'images peut, l'espace d'un instant, sans qu'on le veuille, nous faire perdre l'essentiel, la protection de cette nature que nous aimons. Nous avons longuement parlé de cet incident avec William, guide Masaï, vivant sur place avec la faune et moi photographe avide de belles images. Nous gardons lui et moi cette histoire gravé dans nos mémoires en espérant qu'elle nous préserve toujours d'aller un peu trop loin.
J'ai bien sûr de nombreuses images de cette naissance d'un lionceau en plaine et je ne souhaite pas les publier.
Naissance d'un lionceau, réjouissons-nous... ou pas ? L'histoire en quelques images :